Decadecce. A prononcer à l’italienne, même si la famille est établie depuis plus de vingt ans à Cleyon, petite ville d’Angleterre où l’on vit de pêches et de la petite usine Jack Daniel’s. Les Decadecce sont tous les deux employés à l’usine. Autant dire que ça sent le whisky à la maison. Mais Charles et Gemma ont su rester sobres toute leur vie. Leur vie a changé il y a dix-sept ans, quand leur fils est né. Perry n’était pas vraiment voulu. Gemma avait dix-neuf ans, Charles vingt-et-un. Ils n’avaient pas de travail, pas de maison, Gemma était encore au lycée et Charles au chômage.Mais Perry était là. Il a bien fallu s’en occuper et en faire un homme.

« Perry, sois un homme. »
« Je te le promets, Papa. »

Etre un homme, à six ans, qu’est-ce que ça signifie ? Bomber le torse et rigoler des filles entre copains ? Pour Perry, être un homme, ça signifiait se lever tous les matins pour faire face à la vie pas toujours rose. Ses parents partaient à l’usine tôt, et il devait tout faire tout seul. Oh, il ne se plaignait pas. Il savait que c’était bien pire chez d’autres. Ce qui le dérangeait le plus, c’était les regards condescendants qu’on lui lançait à l’école. Les enfants se moquaient du travail de ses parents. « Deca, tes parents puent le whisky », « Deca sale Irlandais, retourne dans ta campagne … » … Autant de rengaines idiotes que Perry ignorait tant bien que mal. Et il était loin d’être irlandais, son sang puisait plutôt dans les côtes bleues de la belle Italie ensoleillée. Ca s'entendait rien qu'à son nom.

Perry avait une petite sœur, pas vraiment désirée elle non plus. Elle s’appelait Jasmine et c’était son petit rayon de soleil, même s’il ne lui montrait pas vraiment. Surnommée « La Belle » ou « Boucle d’Or » par ses proches, la petite fille était un véritable petit ange. Elle dut vite s’habituer à ce que son frère la surveille la plupart du temps d’un œil sévère et attende beaucoup d’elle. Perry misait tout sur sa sœur. Il était sûr qu’elle pouvait se sortir de là, de cette misère, de cette odeur d’alcool entêtante et écoeurante, parce que Jasmine avec son air angélique, on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession, et que le Bon Dieu du vingt-et-unième siècle, c’est le dollar US. Alors, Perry était exigeant avec la petite. Il la poussait toujours à se surpasser.

Quand j’y repense, j’ai sûrement été trop exigeant avec Jasmine quand on était petits. Mais je voulais vraiment qu’elle s’en sorte. On était proches à cette époque-là. Toujours fourrés ensemble, je ne voyais vraiment qu’elle. On était dans la même situation, après tout : Papa et Maman ne nous avaient pas vraiment désirés, on était des surprises un peu spéciales. Je pense que si elle avait été voulue, notre relation n’aurait pas pris ce tournant si fraternel.