Pensine
« L'âme qui aime et qui souffre est à l'état sublime. »❝
Ce fut Elijah qui vint la voir la première fois. Bien sûr elle l'avait remarqué elle aussi, depuis un petit bout de temps. Il passait tous les soirs dans son bleu de travail couvert de poussière de salpêtre, juste devant elle. Elle n'était pas la seule fleuriste de Covent Garden, bien loin de là, mais pour lui, elle était vraiment "la plus belle fleur de ce trottoir...". Après une petite explication sur ce qu'elle faisait là sur ce trottoir et sur ce qu'elle n'y faisait pas, une fois le petit mal aise dissipé, il avait voulu se faire pardonner en lui achetant des fleurs. Elle lui dit qu'elle préférait une promenade sur les quais de Little Venice. Il lui répondit qu'il n'avait pas le temps et lui acheta des fleurs, qu'il lui offrit aussitôt qu'elle eût pris ses piécettes. Elle le regardait partir attendant le lendemain à l'heure habituelle. Il repassa plusieurs fois, sans s'arrêter. Elle se dit qu'elle l'avait froissé. C'était bien les hommes ça. En vérité elle se trompait.
Il finit par s'arrêter quelque mois plus tard. Il l'emmena faire une promenade sur les quais de Little Venice et quand le soleil se coucha, il passa son bras autour de sa taille et la ramena chez lui.
« Qu'est-ce que c'est ?», demanda-t-elle au bout d'un sourire.
« Ferme les yeux... », fit-il.
Elle ferma les yeux. Il lui prit la main et elle sentit qu'il glissait quelque chose à son doigt. Un large sourire vint fleurir sur ses lèvres. C'est vrai qu'elle était la plus jolie fleur de Covent Garden, mais ça n'avait rien à voir avec son physique. Certes, elle était joliment dessinée. Une taille fine qu'un tablier mettait en valeur mieux que n'importe quelle fripe hors de prix qu'ils ne pouvaient pas se payer. Lui il adorait son sourire, ses boucles noir de jais qui trouvaient toujours le moyen de caresser sa nuque ou ses épaules peut importe comment elle les attachait, son visage qui disait tout et rien de ses origines. Elle était belle. C'est tout. Belle pour lui.
« Je l'ai faite pour toi, c'est de l'étain... pas de l'argent. »« Elle est très jolie, Elijah, vraiment très jolie. »Elle avait les larmes aux yeux devant ce tout petit bout de métal. Il n'avait pas les moyens de lui offrir mieux, ni de l'épouser vraiment mais quand il la regardait, elle ne lui faisait jamais regretter de n'avoir qu'un salaire d'ouvrier. Tout ce qui comptait c'était qu'ils soient ensemble et ils passeraient leur vie ensemble, ça, il en était certain. Quand il la serrait dans ses bras, le monde lui semblait tourner plus rond...
Elle le regardait aller et venir dans leur petit appartement. A deux ils s'en sortaient suffisamment bien mais à trois... Elijah se torturait sur les comptes depuis plusieurs jours. Il ne voulait pas se permettre de réagir à l'annonce qu'elle lui avait faite avant d'être sûr. Sûr qu'ils pourraient garder ce bébé. Il en avait envie bien sûr, d'un bébé, mais s'ils n'avaient rien pour le nourrir...
Suu-Kyi vint l'enlacer. Elle savait d'ores et déjà qu'il n'était pas question de se débarrasser de l'enfant. Peu importe par quoi il faudrait passer, à vingt deux ans, la jeune femme n'était pas armée pour faire face à ce genre de crise. Elle aimait de tout coeur cet enfant alors même qu'elle n'en savait pas assez sur son propre corps pour savoir comment il était arrivé là ni quand il viendrait au monde. Ni même jusqu'à quand son ventre continuerait de s'arrondir. Elle regardait Elijah avec ses grands yeux noirs, implorant le seigneur de ne pas la mettre à l'épreuve maintenant. Sans doute finit-il par l'entendre car Elijah se retourna vers pour la serrer, si fort...
« Nous allons avoir un enfant, peut-être même deux Suu-Kyi, deux nous pourrions. »Voilà que ce sourire radieux fleurissait à nouveau sur ses lèvres. Voilà. Bientôt ils seraient une famille.
La bouteille vola en éclat. Suu-Kyi n'avait attendu cela pour réagir. Le ventre rond, mais pas encore trop, elle s'interposa entre Elijah et Naïa, défiant du regard celui qui aurait dû représenter l'autorité sous ce misérable toit. Suu-Kyi était le lion et la gazelle tout à la fois. Dans ses jupes, la petite fille qui était née huit ans plus tôt demander pardon entre deux sanglots. Le monde était devenu complètement fou.
Titubant, Elijah pointa la gosse d'un doigt accusateur mais il avait trop bu pour pouvoir articuler quoique ce soit. La petite fille détala, sentant les coups de ceinture venir. Le père eut un sursaut vif et d'un geste brusque il dégagea Suu-Kyi de son chemin pour poursuivre la petite dans les escaliers. Naïa sentit une main se refermer sur sa minuscule nuque. Elle eut un cri de souris, s'agrippant comme elle pouvait aux bras de son père sans jamais cesser de demander pardon mais Elijah n'écoutait plus.
Il fallait qu'il se débarrasse de cette enfant du diable. Elle était la source de tous leurs malheurs. Il perdait l'amour de Suu-Kyi. Il se perdait lui-même. Naïa était comme un mal sournois qui vous ronge de l'intérieur. La folie. La gangrène de votre bonheur. Les diableries avaient commencé plusieurs mois auparavant. Au début ça n'avait été qu'un verre cassé. Une porte qu'on croyait avoir fermé et qui ne l'était plus... puis les couverts qui lévitent au moment du repas. C'en était beaucoup trop pour lui. Il fallait que tout ça cesse et vite, avant qu'il ne perde totalement la raison.
Il y eut un formidable bruit de métal cogné mais Naïa ne chercha pas à savoir ce qu'il s'était passé. L'enfant détala droit vers sa chambre et derrière elle, toutes les portes se mirent à vibrer et les verrous se tirèrent dans un choeur de clac sonores.
Elijah passa la main à l'arrière de son crâne. Il saignait. Suu-Kyi avait frappé vraiment fort. Pas assez pour lui faire perdre connaissance toutefois, mais suffisamment pour lui faire retrouver ses esprits. Il la regarda longtemps, recroquevillée dans les escaliers, le visage ruisselant de larmes.
« Suu-Kyi... »« Sors d'ici. »